L'intermédiation du recrutement
La convergence des intelligencesLa mutation digitale vécue par les intermédiaires du recrutement
Depuis 2004, nos comportements dans la vie quotidienne ont littéralement été bouleversés et deviennent virtuels, c’est la naissance de Facebook. Même si cela nous semble tellement évident aujourd’hui, son introduction, il y a près de quinze ans, était une véritable révolution numérique permettant de retrouver des amis d’enfance et de s’ouvrir à de nouvelles personnes. C’est la création du réseau social dans un objectif de nouer le lien social.
Dans cette même lignée, LinkedIn a envahi le monde organisationnel transformant avec lui l’ensemble de nos usages professionnels. Désormais, développer son réseau professionnel pour créer de nouvelles opportunités (commerciales et d’emplois) passe essentiellement par ce réseau socioprofessionnel. Cette génération dite réseau a été un véritable marqueur pour les cabinets de recrutement qui ont vu leur utilité et leur légitimité être remise en question aussi bien par les entreprises que par les candidats. En effet, par son format, LinkedIn permet aux utilisateurs (candidat et employeur) de développer leur propre notoriété (e-notorieté) et de mettre en relation l’offre et la demande (e-sourcing). Un nouveau système d’intermédiation du recrutement vient de naître interrogeant alors l’utilité même des cabinets de « conseil » en recrutement.
Puis, avec les années, nous avons pu observer que LinkedIn et ces cabinets de recrutement faisaient « bon ménage » et affichaient même une certaine complémentarité. En effet, le terme « conseil » des cabinets de recrutement a permis de légitimer leur existence en jouant un véritable rôle de présélection des talents (évaluation des candidats) et d’assurer l’ensemble des tâches supposées répétitives et chronophages du sourcing.
Cependant, depuis une décennie, de nombreux dispositifs informatiques ont vu le jour succédant à LinkedIn prônant des « discours d’escorte » (Jeanneret, Souchier 2001) faisant du numérique une véritable révolution. Ainsi, ce sont toutes nos pratiques de recrutement qui ont été littéralement bouleversées et transformant avec elles le métier de recruteur en « lettrés du numérique » comme le précise Sophie Corbillé, Olivia Foli et Julien Tasse[1].
En 2020, le secteur de l’intermédiation du recrutement est en train de vivre une véritable mutation digitale. Nous observons actuellement un affront entre deux typologies d’acteurs sur ce marché : d’un côté, les cabinets de recrutement qui digitalisent progressivement le métier et d’un autre côté les pure players considérant le recrutement non pas comme une activité humaine mais comme un concept purement informatique.
C’est ainsi, qu’en l’espace d’une dizaine d’années trois générations de dispositifs informatiques se succèdent (voire se complètent).
Tout d’abord sont apparus les sites d’offres d’emplois et de CVthèques (Apec, Cadremploi, Regionjob), puis les réseaux sociaux professionnels (LinkedIn et Shapr), et désormais ce sont les marketplaces (Hired, Malt) qui sont en train de prendre possession du marché. « Tous ces dispositifs se combinent aujourd’hui pour appareiller les démarches de recrutement, qu’elles soient menées par les candidats, les entreprises ou les chasseurs de têtes » (Merzeau 2013 ; 36)[2].
Comme le précise Sophie Corbillé, Olivia Foli et Julien Tasse – Ce que les recruteurs font des outils numériques : pratiques, enjeux et paradoxes « Les outils numériques sont portés par des discours de promotion promettant de renouveler la pratique des recruteurs en favorisant la mise en contact avec un plus grand nombre de prospects (plateformes de recrutement, job boards, etc.) selon des modes de relation renouvelés (entretiens différés, à distance, etc.) en donnant accès à de vastes ensembles de données (big data) analysables par les algorithmes ; en permettant d’archiver ces données et de les manipuler de manière personnalisée (construction de viviers de candidats) ; et en multipliant les canaux de diffusion des annonces (site de réseautage, d’emploi, etc.). »
Par ces nouveaux dispositifs médiatiques informatiques, c’est l’ensemble du process de recrutement qui est aujourd’hui digitalisé : de la mise en ligne de l’offre d’emploi (développement de la e-reputation) en passant par la mise en relation (e-sourcing), les questionnaires (techniques, de personnalité, etc.) en ligne jusqu’à l’entretien de recrutement (e-evaluation).
Ainsi, la version 2020 du cabinet de recrutement prône la fin d’une intermédiation humaine au profit d’un médiateur numérique. Il convient, alors, de s’interroger sur la manière dont sont utilisés ces nouveaux dispositifs par les utilisateurs qui sont d’une part les entreprises (employeurs) et d’autre part les talents (candidats).
Dans notre analyse, nous avons fait le choix de nous focaliser principalement sur l’étape du sourcing, c’est-à-dire celle où le nombre d’outils informatiques prolifèrent et caractérisent le mieux une logique de l’intermédiation du recrutement. François Humblot[3], fondateur du cabinet de recrutement Alexander Grantt nous explique justement pourquoi nous observons une floraison de dispositifs informatiques à cette étape précise du sourcing. « La partie sur laquelle les cabinets traditionnels seront le plus challengés sera toujours la capacité à trouver les candidats. Ce qui implique de savoir faire les bons choix d’outils et de conserver une forte compétence en recherche de candidats sur chaque marché ».
Nous comprenons que la valeur perçue de l’intermédiation du recrutement réside principalement par la capacité à proposer des profils ciblés c’est-à-dire répondant à des attentes définies dans un descriptif de poste. Il s’agit de permettre aux entreprises de pouvoir mesurer quantitativement le nombre de profils cibles proposés par les cabinets versus par l’outil digital.
Cette vision simpliste est le fruit d’une perception opaque et erronée dont souffre aujourd’hui ce métier d’intermédiaire. Une enquête micro-trottoir, résume assez bien la perception du marché sur le visage des intermédiaires du recrutement : Ce sont des « passeurs de cv ». Notre ère digitale accentue cette perception au profit de ces nouveaux supports informatiques capables d’intégrer une plus grande volumétrie de profils dans un facteur temporel plus réactif et ciblé.
De fait, dans nos discours actuels, ces nouveaux dispositifs permettent à l’homme de se recentrer sur des missions dites « nobles » et à plus forte valeur ajoutée. C’est, ainsi, que la fonction de Chargé de sourcing semble s’effacer au profit du numérique.
Selon Laurent Brouat, fondateur de L’école du recrutement [4], sourcer est « la recherche, l’identification proactive et l’engagement des talents qui ne seraient jamais devenus candidats si on ne les avait pas contactés. » Dans cette définition, nous retiendrons la notion de proactivité apparaissant comme l’un des fondamentaux à la réussite d’un recrutement.
La définition du site OpenSourcing[5] vient compléter cette vision en adoptant une vision plus tendancielle puisqu’il s’agit d’un « processus digital qui vise à identifier les candidats répondant à un profil précis défini par le recruteur. »
Dans cette perception, d’une part de se rendre visible et être attractif (côté candidat) et d’autre part d’identifier et approcher des talents (côté recruteur) seraient devenus des compétences exclusivement numériques.
L’étude faite par Sophie Corbillé, Olivia Foli et Julien Tasse, corrélée à l’observation de trois générations de dispositifs informatiques, nous permet d’analyser les stratégies et les tactiques (Certeau) développées par ces nouveaux intermédiaires du recrutement de la technique et la data et observer au quotidien les comportements, et les usages développés lors de l’utilisation de ces outils (dans l’unique étape du sourcing).
RECRUTEMENT DIGITAL: INTELLIGENCE ARTIFICIELLE COMME OUTIL DE SÉDUCTION DES DIGITAL NATIVES ET DE SOURCING DES TALENTS
La bataille numérique actuelle révèle la floraison rapide et exponentielle de nouveaux dispositifs et usages en matière d’attraction et de sourcing de talents. Plusieurs générations d’outils interagissent et s’entremêlent ensemble entrainant parfois une confusion, pour l’utilisateur final (entreprises et candidats), dans la perception de la valeur ajoutée et la pertinence de chacun de ces outils au risque d’en créer une certaine dilution.
Comme le souligne l’étude faite par Sophie Corbillé, Olivia Foli et Julien Tasse, cette éclosion d’outils permet aux utilisateurs de « se constituer une palette d’outils au service de tactiques professionnelles. »
La première génération est le modèle des jobboards (Cadremploi, Apec, etc.) qui, il y a vingt ans, a bouleversé l’industrie du recrutement traditionnel. Ces outils ont révolutionné le métier permettant de se constituer un vivier de candidatures (CVthèque) et ont revu le schéma de la diffusion de l’annonce d’emploi de la presse papier à la presse numérique (facteur temporel important).
Puis, il y a moins de dix ans, une deuxième génération est arrivée, celle des réseaux sociaux professionnels et plus précisément de cette bataille (entre 2010 et 2015) entre Viadeo et LinkedIn. LinkedIn, aujourd’hui, racheté par Microsoft (à hauteur de 26,2 milliards de dollars), semble aujourd’hui détrôner le marché mondial. La force de LinkedIn est d’avoir su intégrer un facteur dynamique à cette plateforme grâce aux échanges entre les interlocuteurs de manière instantanée.
Aujourd’hui, c’est une troisième génération de plateforme qui est en train d’éclore : La génération marketplace. Cette dernière parait concentrée autour d’une compétence numérique précise : le Matching.
Andre Charoo[6], Vice-Président d’Hired, nous explique sa vision. « Nous attirons beaucoup de candidats en simplifiant la manière dont ils découvrent des opportunités d’emploi. Nous sélectionnons ces candidats en privilégiant la qualité et l’intention. Notre vision repose donc sur l’idée d’assortir des candidats et des entreprises ensemble, c’est le match. Cela ne prend que 15 à 20 jours en moyenne pour une entreprise de trouver ce qu’elle recherche via notre service. » Ces nouvelles marketplaces, telles que Hired, tout comme LinkedIn dix ans plus tôt, renversent à leur tour les codes et les schémas du marché du travail, en créant tout un nouvel écosystème.
Cette nouvelle génération de dispositifs semble vouloir absorber ou cannibaliser la stratégie et les usages développés par les utilisateurs des deux précédentes générations d’outils (les jobboards et les premières générations de réseaux sociaux) tout en reprenant les codes et les discours véhiculés par les cabinets de conseil en recrutement (recrutements spécialisés et la chasse de têtes).
Ce nouvel écosystème d’acteurs, par sa clarté de discours et sa vision globale « ringardise » les cabinets de recrutement traditionnels. La vision numérique du sourcing semble alléger et fluidifier les échanges entre talents et recruteurs, de manière ciblée. Le discours, de ces nouvelles plateformes laisse sous-entendre un manque d’adaptation des cabinets de recrutement traditionnels (tout comme les jobboards et les réseaux) face à la demande du marché actuel.
L’émergence de ces nouveaux dispositifs de sourcing reconsidère toute une économie de l’emploi essentiellement focalisée à une étape précise dans le process de recrutement et créée : le recrutement cent pour cent digital. Cette nouvelle donne économique redistribue les cartes du marché en programmant une obsolescence de toute une partie du marché (cabinets traditionnels) et une autre reprise par les clients directement qui utilisent ces nouveaux outils, devenant eux-mêmes les principaux concurrents.
CES DISPOSITIFS INFORMATIQUES SONT UNE “CIRCULATION CIRCULAIRE DE L’INFORMATION[7]
Ces dispositifs de sourcing remodélisent les techniques d’approche et de communication et reconsidèrent, ainsi, l’activité toute entière en créant de nouveaux comportements de la part des candidats et des recruteurs face au marché de l’emploi.
L’approche traditionnelle du chasseur de tête, dans sa stratégie de recherche, consistait à définir, en fonction de sa cible de chasse, quels supports et médias ils devaient utiliser pour attirer de nouveaux talents. A travers des indicateurs quantitatifs (volume des cv, coût financier des outils) et qualitatifs (ciblage des profils, réactivité), l’enjeu était de savoir quels listings d’entreprise ou fichiers d’école, il devait remonter.
L’introduction de LinkedIn, et plus précisément LinkedIn Recruiter, semble avoir bien facilité cette démarche. En effet, la véritable ingéniosité de LinkedIn face aux jobboards traditionnels a été d’instituer de nouveaux formats face à un marché jusque-là très conventionnel.
Les profils en ligne se sont alors substitués face aux traditionnels curriculums vitae et lettres de motivation. De ce fait, la création de filtres précis et d’un mur d’actualités, a permis l’éventualité de créer de nombreux réseaux (à l’infini) dans un réseau avec une recherche de visibilité dans une approche de « circulation circulaire de l’information » (Pierre Bourdieu, 1996), en comparaison avec l’approche journalistique selon laquelle les journalistes produiraient du discours sur du discours.
Ces plateformes digitales de sourcing confirmeraient cette même logique en se positionnant comme des outils médiatiques, et de médiation, spécifiques à un marché de l’emploi. C’est d’ailleurs, ce que confirme Laurent Choain[8], DRH, Mazars : « LinkedIn est aujourd’hui une source d’information rapide et globalement fiable, y compris parfois contre les ERP internes. Deuxièmement, ce réseau devient un élément conventionnel des politiques de gestion des ressources humaines, et en premier lieu de recrutement d’un nombre croissant d’entreprises. Ce qui conduit à une troisième observation : les grandes sociétés sont aujourd’hui très actives dans l’exploitation de ce réseau social. »
La prouesse de LinkedIn a été d’imposer une logique à contre-courant des tendances actuelles imposant une certaine tyrannie de temps. Imposer la création d’un profil LinkedIn (et du temps que cela nécessite) à chaque nouveau membre constitue une véritable prouesse dans nos temps modernes de la vitesse.
Grâce à ce nouveau format, la présentation du profil, réalisée sur du déclaratif, impose un formalisme et une approche conventionnelle identique à chacun des membres. Cette grille de lecture, finalement très linéaire et uniforme rend possible l’exploitation de la donnée (entrainant des méthodes de profiling) avec l’utilisation d’algorithmes de sourcing très fins. Chaque donnée inscrite dans la machine peut donc être contrôlée et retranscrite dans une donnée analytique.
Ce réseau social est, ainsi, devenu une puissante data base permettant d’obtenir un niveau de contrôle évoluant vers l’infini. Ce niveau de contrôle s’enracine de jour en jour avec l’accroissement permanent du nombre des membres de sa communauté (506 millions de membres en avril 2017).
« Ces éléments constituent un ensemble de traces numériques du recrutement » selon Merzeau 2013 ; Galinon-Mélénec et Sami 2013 (communication & organisation 53). Ces traces peuvent être de trois types :
Elles sont, en premier lieu volontaires. L’utilisateur se présente dans un cadre formel pour un process de recrutement par le biais d’un profil actualisé pour une offre d’emploi, par exemple.
En second lieu, elles sont déclaratives (Merzeau 2013). Le recruteur peut accéder à des informations sur le candidat hors du cadre institutionnel comme des commentaires laissés sur un blog.
Enfin, elles sont, selon Merzeau 2013, d’ordre comportemental, liées à la navigation, aux mots-clés d’une requête. Ainsi, par la finesse de ce niveau de contrôle et l’étendue de sa communauté,
LinkedIn est devenu aujourd’hui un « acteur incontournable » comme outil de chasse de tête pour les entreprises. L’étude de Sophie Corbillé, Olivia Foli et Julien Tasse[9], met en exergue comment de nouveaux acteurs (Hunter, etc.) développent des tactiques (Certeau, 1990) afin d’optimiser l’utilisation de LinkedIn : « Parce qu’il est onéreux, les professionnels cherchent parfois à le contourner, en utilisant notamment Google qu’Alain présente comme une CVthèque très intéressante pour qui sait se servir des recherches booléennes. Les extensions de navigateurs dédiées au sourcing (Hunter, Leadmine…) accélèrent ce mode de recherche : Quand vous allez sur un profil LinkedIn, on vous rajoute un petit pop-up incrusté dans la fenêtre LinkedIn, vous cliquez dessus et vous récupérez le numéro de téléphone, l’adresse mail de la personne associée à ce profil. En gros, vous allez crawler le web et matcher les informations pour trouver des coordonnées persos. C’est toujours moins cher que LinkedIn ! » « Les outils numériques sont donc valorisés quand ils permettent de déployer des tactiques » (Certeau, 1990).
Dans cette nouvelle économie digitale et start-upisée, ces tactiques deviennent, à leur tour, le fondement même de la mise en place de nouvelles stratégies et s’apparentent à un terme, aujourd’hui très employé : le growth hacking. Sa définition[10] s’associe à « une technique marketing développée par le monde des startups utilisant la créativité, l’analyse des données, et les données sociales pour vendre des produits. »
Derrière le détournement de ces stratégies, les utilisateurs (entreprises) se rendent compte que ces tels dispositifs permettent d’une part de tracker de façon massive un pool de candidats mais d’autre part, d’avoir un impact significatif en termes d’audience et de représentation de la marque employeur à travers la notion de réseau.
CRÉER UNE INNOVATION DE PROCESS DANS UNE INNOVATION NUMÉRIQUE
Les chercheurs Boyd et Ellison (2007)[11] proposent une définition des réseaux sociaux comme étant « des services en ligne qui offrent aux utilisateurs la possibilité de : – créer un profil public virtuel au sein d’un réseau, – communiquer avec d’autres utilisateurs, – visualiser leur profil et parcourir également leurs listes d’utilisateurs. » Véritables outils de médiation, cette perception des réseaux sociaux selon Boyd et Ellison, nous amène à penser sur l’éventualité d’une auto-régulation du marché de l’emploi (ou plus précisément celui du sourcing) par l’intervention unique du numérique. Dans cette hypothèse, le recruteur devient un système d’information totalement autonome et digital traduisant ainsi un marché transparent et réactif. L’intermédiation numérique est alors substituée à l’intermédiation humaine.
Notre étude sur ces plateformes digitales « nouvelles génération » développe une ambition bien plus conséquente, dans l’objectif de créer une marketplace de l’emploi unique et dont pour certaine l’ambition est mondiale.
Le facteur clé réside essentiellement dans un facteur de temporalité. Ce modèle a donc été construit selon un dynamisme dans une logique de visibilité et d’échange entre l’offre et la demande. Pour rendre ce marché dynamique, il a fallu adopter un discours de rupture permettant de créer de la rareté. Ce type de plateforme propose de manière hebdomadaire un pool (« quantité » limitée) de candidats qualifiés au sein de cette place digitale. Les entreprises, qui cherchent à recruter, sont alors mises en concurrence entre elles pour attirer ces talents. En contrepartie, afin d’éviter les sur-sollicitations, les candidats peuvent rendre visible leur profil durant un laps de temps en fonction de l’avancée de leur recherche (en recherche active, en veille, pas à l’écoute).
Nous voyons, à travers ce mécanisme, comment ce type de marketplace tend vers une autorégulation entre l’offre et la demande. D’un côté, des candidats proactifs qui actualisent leur profil de manière automatique et réelle et d’un autre, des entreprises, à travers un phénomène de rareté, se montrent réactives à l’égard des perles rares et accélèrent leur prise de décision. Face à la profusion des outils digitaux sur le marché, par ces rouages, ces marketplaces deviennent l’outil prioritaire des entreprises afin de sourcer les talents. Cette nouvelle génération de plateformes bouleverse littéralement les comportements.
D’un côté, les entreprises en compétition entre-elles deviennent ultra-réactives dans leurs process et cassent ainsi les standards imposés par le monde de la chasse de tête (process long) et d’un autre côté accroit le sentiment de confiance et de contrôle de la part des candidats.
Dans ce schéma, les codes et les rapports sont inversés constituant une véritable innovation de process : Ici, le marché est tributaire des candidats. Ce ne sont plus les entreprises (ou les intermédiaires du type cabinet de recrutement) qui régulent le marché.
De plus, afin de fluidifier les échanges, la plupart de ces marketplaces mettent en place une politique de communication autour de la cooptation croisée qui dynamise les échanges et les matchs. Au-delà d’accroitre (le réseau) le vivier de talents, ces mesures incitatives permettent d’engager le candidat (facilite la prise de décision par la rémunération), qui pourrait être sollicité par d’autres acteurs du recrutement.
Enfin, l’outil digital permet de simplifier les démarches dans les échanges. Dans une relation tripartite, le cabinet de recrutement assure le suivi et la négociation entre le candidat et l’entreprise et joue le rôle de médiateur. Dans un monde digitalisé, cette relation tripartite est supprimée au profit d’un échange, en direct, entre les candidats et les clients finaux. Comme le confirme Merzeau (2013), « en réalité, si la décision d’embauche revient toujours à l’entreprise, il est vrai que l’attention à la qualité de cette conversation et à « l’expérience candidat » s’est accrue sur des postes très concurrentiels relevant du « talent acquisition ».
Bien que ces dispositifs informatiques démontrent une vraie attractivité dans leur capacité à (identifier des talents) sourcer et attirer un plus grand volume de profils ciblés (approche quantitative et qualitative), l’enjeu du recrutement, et plus précisément sur la nécessité de la dimension humaine, repose sur la capacité de faire adhérer et engager ces talents aux valeurs fondamentales représentées par le discours d’une marque employeur.
LE “ROBOCRUTEUR”, DANS SON APPROCHE EXCLUSIVE, EST UN DISPOSITIF QUI CONNAIT DES LIMITES
Ces dispositifs numériques, nous venons de le voir, constituent une véritable mutation dans le monde de l’intermédiation du recrutement, reconsidérant toute l’approche du métier en permettant de « recruter plus objectivement et aux professionnels des RH de se concentrer sur leurs missions à valeur ajoutée » affirme Annie Dutech[12], professeur référent du Career center et responsable de l’option management des RH à TBS.
Ils nous amènent, par ailleurs, à reconsidérer les rapports entre recruteurs et candidats, dans une guerre des talents au profit des candidats. Désormais, recruter, en 2020, se révèle être une compétence numérique. Cependant, utiliser l’informatique comme usage exclusif semble périlleux. Des acteurs, à l’instar d’Hired ou LinkedIn, prônent la possibilité d’une auto-régulation du marché de l’emploi global par le numérique. Ambitieux, ce pari semble en bonne route, pour toute une génération de digital natives, synonyme « d’agilité, de quotidien pour eux » nous confie Elodie Gentina, enseignant chercheur à l’IESEG School of management à la suite de l’interview d’Annie Dutech. Cependant, son application, au niveau global, semble relever d’une vision utopiste économique d’un monde idéal.
Par ailleurs, les dispositifs, semblent reproduire des techniques marketing utilisées dans le secteur du hard discount alimentaire à travers le système de ventes flashes et par lots en créant une logique de dépendance par la rareté chez le client (entreprise). Ces phénomènes de « rupture de stocks » ont pour intention d’accroître le volume de ventes. Ainsi, les candidats « mettent en rayon » leur propre profil dans une logique de visibilité et de séduction auprès d’entreprises prêtes à les acheter. Ertzcheid[13] (2009), à travers ce média digital, caractérise parfaitement cette vision où : « l’homme est devenu un document comme les autres, disposant d’une identité dont il n’est plus « propriétaire », dont il ne contrôle que peu la visibilité (ouverture des profils à l’indexation par les moteurs de recherche), et dont il sous-estime la finalité marchande ». Il est avant tout, ici, question d’éthique et de valeur.
De plus, l’apparition de ces plateformes semble parfaitement résoudre les problématiques d’identification des talents (sourcing). Cependant, des campagnes publicitaires, nous amènent à penser, au final que l’attraction des talents ne se résume pas uniquement à leur simple identification et serait même une vision simpliste de penser cela. L’enjeu relève, aussi, d’une question d’adhésion et d’engagement de leur part. Nous comprenons donc que le numérique (dans son approche exclusive) semble connaître ses limites et que les questions d’attraction de talents reposent sur un ensemble complémentaire réunissant d’autres facteurs.
Le numérique est un outil de gestion et d’aide à la décision mais ce n’est pas un dispositif de management des hommes.
L’intelligence artificielle a pour vocation de suppléer l’humain sur des tâches automatisables, et non de se substituer. Comme nous le précise Doueihi[14], nombreux sont les discours « qui présentent le numérique comme une révolution, colportant la croyance en l’enfance infinie de la technique informatique qui ne cesse de se réinventer et de convertir, au fur et à mesure, une plus grande partie des activités humaines ». Eric Le Deley[15], DG de l’IGS-RH aborde une vision complémentaire de l’IA au métier des RH et nous précise dans une interview pour le journal des grandes écoles et universités que « Dégager du temps permet d’avoir un coup d’avance en se concentrant sur la stratégie et le métier des RH c’est-à-dire la relation humaine, l’écoute, l’accompagnement. En ce sens l’IA permettrait de revenir aux fondamentaux de la fonction. »
En revanche, si ces technologies nous offrent une complémentarité, elles ne sont pas encore matures. « Les startups du secteur vendent en réalité des projets de R&D. Leurs algorithmes ne sont pas encore totalement aboutis pour trier des profils » confie Eric Le Deley.
Recruter par le biais de ces nouveaux systèmes informatiques remet en cause la logique de la question de lutte contre les discriminations. En effet, ces nouveaux dispositifs soulèvent un enjeu autour de la compétence numérique à l’égard des utilisateurs candidats. Avoir une opportunité d’emploi nécessite, en 2020, être visible et avoir la maitrise indispensable de ces outils digitaux. Ces outils de sourcing semblent performants pour une génération digitale native mais s’adressent-ils aux différentes générations représentant la population active actuelle ? ces plateformes sont-elles des outils de marketing multigénérationnels ? L’ensemble de ces questionnements nous conduit à un raisonnement plus large où nous constatons que l’identification des talents serait devenue une exclusivité numérique. Définir le sourcing comme une pratique digitale d’identification des talents (définition OpenSourcing) ne serait-elle pas limitante ? Que traduit cette intention ? Cette vision caractérise que seuls les profils en ligne sont employables.
Par ailleurs, elle nous amène à nous interroger sur l’inversion d’un potentiel marché caché. Il y a encore quelques années, les économistes cherchaient à mesurer le poids du marché caché de l’emploi, c’est-à-dire de la non-diffusion des offres d’emploi. En raison de cette guerre des talents, la tendance aurait-elle inversé ces rapports créant ainsi l’existence de talents non visibles sur le numérique ?
Plus largement, ces nouveaux acteurs numériques nous renvoient à la pensée de Michel Foucault[16], à l’égard de l’instauration d’une société de surveillance incitant le plus grand nombre à être visible aux yeux de tous. Le pouvoir, représenté par les acteurs de ces dispositifs, assure un niveau de sécurité de membres de ce système à condition d’être visible (mise à jour des profils, échanges, etc.). Pour reprendre Michel Foucault, « l’effet du panoptique est d’induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. […] la surveillance est permanente dans ses effets, même si discontinue dans son action. » L’ensemble de ces dispositifs nous renvoient à ces questions d’ordre sociétal et ces enjeux de pouvoir et de contrôle de la part de ces acteurs. C’est d’ailleurs, un grand débat d’actualité sur la protection individuelle des données au sein de la Commission nationale de l’informatique et des libertés.
Ainsi, l’IA doit être considérée comme des outils de la forme.
Ariane Despierre-Fé[17], nous rappelle que « comme toute technologie émergente, la data analytics possède ses limites, ses biais et ses dérives. Tout dépend de la manière dont les algorithmes sont configurés et des usages qu’en font les recruteurs. » Le fond relève de l’intelligence humaine et relationnelle dans l’art et la manière de faire adhérer, engager les talents aux valeurs communes d’une entreprise.
Nous confirmons alors que recruter en 2020 prend une forme kaléidoscopique. Le talent du recruteur, au-delà d’être numérique, doit-être également médiatique (ou relationnel). Ne serait-ce pas là, un nouvel axe de développement des acteurs de l’intermédiation du recrutement et de se positionner comme un fin stratège de la communication ?
Ainsi, comme l’affirme le philosophe Pierre-Henri Tavoillot[18] lors d’une table ronde organisée dans le cadre de la 36è édition du Congrès HR, en date du mercredi 03 octobre 2018, « Il faut envisager la complémentarité entre l’intelligence artificielle et l’intelligence naturelle plutôt que de croire en la thèse du grand remplacement de l’homme par la machine […] Il y a des métiers qui vont disparaître […] Tous les métiers qui sont univoques vont disparaître, pour autant que l’intelligence artificielle soit capable de les faire mieux. Mais il existe des métiers irremplaçables : ceux qui mettent en relation la tête (l’intelligence), le cœur (la relation humaine) et la main (le savoir-faire). »
Tant que le monde restera monde, et comme nous le rappelle, le philosophe Georg Simmel[19], « l’homme est un être de liaison ». Identifier des talents n’est pas suffisant pour les recruter.
Bien qu’utiles et performants, reconsidérons les outils numériques à leur simple utilité, c’est-à-dire des outils favorisant la socialisation, la rencontre.
Ensuite, ne serait-ce pas aux entreprises et aux recruteurs de nouer un lien social afin de favoriser l’engagement de leurs talents ?
Marion Roca – Fondatrice de Rockanova
[1] « Digitalisation et recrutement : perspectives informationnelles et communicationnelles ; ce que les recruteurs font des outils numériques : pratiques, enjeux et paradoxes », Sophie Corbillé, Olivia Foli et Julien Tasse, Communication et organisation 53, 2018, juin 208
[2] « Digitalisation et recrutement : perspectives informationnelles et communicationnelles ; ce que les recruteurs font des outils numériques : pratiques, enjeux et paradoxes », Sophie Corbillé, Olivia Foli et Julien Tasse, Communication et organisation 53, 2018, juin 208
[3] http://www.clubchasseursdetetes.fr/2017/12/14/compte-rendu-luberisation-du-metier-de-conseil-en-recrutement-est-elle-en-marche/
[4] https://www.linkhumans.fr/quest-sourcing-recrutement-definition/
[5] https://opensourcing.com/
[6] https://www.usine-digitale.fr/article/les-entreprises-doivent-utiliser-une-approche-multi-canal-pour-recruter-selon-andre-charoo-vice-president-chez-hired-com.N344866
[7] Pierre Bourdieu, Sur la télévision, suivi de l’emprise du journalisme, Collection Raisons d’agir, 1 décembre 1996, 96 pages
[8] « Regards croisés sur la révolution digitale ».
Question(s) de management, 2014/7 (n°7)
[9] « Digitalisation et recrutement : perspectives informationnelles et communicationnelles ; ce que les recruteurs font des outils numériques : pratiques, enjeux et paradoxes », Sophie Corbillé, Olivia Foli et Julien Tasse, Communication et organisation 53, 2018, juin 208
[10] http://blog.stratenet.com/inspiration/quest-ce-quun-growth-hacker
[11] https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2011_num_88_1_2594
[12] « Mon recruteur est un robot, mode ou tendance de fond ? », Arianne Despierres-Féry, Le journal Grandes Ecoles Universités, n°85, mai 2018
[13] « Digitalisation et recrutement : perspectives informationnelles et communicationnelles ; ce que les recruteurs font des outils numériques : pratiques, enjeux et paradoxes », Sophie Corbillé, Olivia Foli et Julien Tasse, Communication et organisation 53, 2018, juin 208
[14] « Digitalisation et recrutement : perspectives informationnelles et communicationnelles ; ce que les recruteurs font des outils numériques : pratiques, enjeux et paradoxes », Sophie Corbillé, Olivia Foli et Julien Tasse, Communication et organisation 53, 2018, juin 208
[15] « Mon recruteur est un robot, mode ou tendance de fond ? », Arianne Despierres-Féry, Le journal Grandes Ecoles Universités, n°85, mai 2018
[16] Surveiller et Punir, Naissance de la prison, Michel Foucault, 1975, Editions Galimard, parution 22/05/2003
[17] « Mon recruteur est un robot, mode ou tendance de fond ? », Arianne Despierres-Féry, Le journal Grandes Ecoles Universités, n°85, mai 2018
[18] https://www.linkedin/pulse/il-faut-penser-la-compl%C3%A9mentarit%C3%A9-entre-intelligence-et-social-rh/
[19] Nouer le lien social, Pratiques de communication & lien social, sous la direction de Sébastien Rouquette, Collection Communication, cultures & Lien Social, Presse universitaires Blaise Pascal, 2015