Au revoir Président

Choisir sa vie

Osez enfin tout plaquer et vivre de sa passion, n’est-ce pas le rêve de beaucoup d’entre nous ?

Si nous en rêvons tous, et bien que les chiffres soient en croissance (à en écouter les chambres de commerce), ils restent infimes ceux qui le font réellement.

Pour autant, les médias ne cessent de les mettre en scène : comme si leur démarche était invraisemblable.

Devenu objet de curiosité, Dominique, ce cadre supérieur, diplômé d’HEC, au parcours brillant en tant que Directeur Financier et au haut revenu, décide de tout plaquer pour se consacrer à la permaculture.

Ils ont tout pour eux : Un beau diplôme, un poste avec de belles responsabilités, un haut revenu et la reconnaissance sociale d’être « quelqu’un d’important » aux yeux de notre société actuelle.

Ce sont ces profils qui m’intéressent particulièrement dans cette étude. Ils ont tout, et pourtant ils vont tout quitter et profiler l’horizon de leur deuxième vie professionnelle vers un tout autre mode de vie.

Qu’est-ce qui les poussent à l’acte ? Si parfois, ils suscitent l’admiration, souvent ils provoquent l’incompréhension de leur entourage.

Pourtant leur démarche fait sens chez beaucoup d’entre-nous puisque nous serions plus de 91%[1] (selon la presse économique) à nous sentir désengagés par notre travail salarié. Le désengagement des salariés est un vif sujet d’actualité dans les entreprises, à l’heure où la mode anglo-saxonne donne le ton : Burn-out, bore-out, brown-out.

Alors, dans une vision curative, les entreprises tentent, superficiellement ou hypocritement, de faire l’apologie du bonheur. Chief of Hapiness Officer, Fun Manager sont les nouvelles fonctions dans l’entreprise ! Et, à l’heure où les Managers d’entreprise suivent des formations en management avec des Légos (oui oui, vraiment), les collaborateurs, eux, se demandent où est le sens dans tout cela ? Quelle est la vision « claire » du dirigeant ? Où veut-il aller ?

L’actualité économique (et bien plus encore) de notre pays (voire de notre planète) est vive. Sommes-nous dans un tournant ?

A l’heure où la planète se réchauffe, et les salariés dépriment dans leur entreprise, la question du sens de la vie (tout court) se pose.

C’est dans ce contexte que certains d’entre-nous font le choix (dans un acte intentionnel) de tout quitter et d’instaurer, dans une démarche individuelle, la mise en place d’une économie symbiotique. 

Ainsi, ces cols blancs devenus cols bleus sont à l’initiative d’un nouveau mouvement qui est en train d’éclore mais qui au fil du temps commence doucement à prendre de l’ampleur.

Grâce à eux, ils vont casser les dictats et les codes imposés par une norme sociale incitant la quête d’une ascension sociale avec une finalité consumériste.

Ils vont nous faire nous interroger sur ce qui a de la valeur et ce qui n’en a pas, grâce à notre libre arbitre, à travers notre regard individuel. Ils vont nous permettre de nous interroger sur l’axe de notre propre vie. Sommes-nous sur le bon chemin ? Notre vie actuelle correspond-elle à ce que sommes-nous réellement ? Tout simplement, notre mode de vie est-il en harmonie avec notre moi authentique ?

Or, aujourd’hui, les schémas collectifs ne nous invitent pas à raisonner de cette manière. Au contraire ! Michel Foucault[2] nous le confirme : « la norme l’emporte sur la loi. »

La norme sociale française valorise le diplôme (ce qui en fait, d’ailleurs, une spécificité bien française) et dessine une sorte de « modèle unique autour de l’ascension sociale ». Ce modèle commence dès le plus jeune âge à l’école. Il faut : avoir des bonnes notes, être le meilleur pour réussir ses concours d’entrée dans les grandes écoles, s’expatrier à Londres, prendre un poste dans la Finance, obtenir une promotion tous les six mois, avoir un haut revenu, posséder la plus belle voiture, s’acheter son deuxième appartement…

En parallèle, le progrès technique a transformé radicalement le travail et il continue avec la révolution digitale.

Désormais, le travail physique a laissé place à des activités plus cérébrales et relationnelles. La mutation du monde organisationnel dessine le travail en un objet quelque peu étrange voire insaisissable. Et, il est parfois très complexe, pour certaines personnes, d’expliquer le contenu de son travail à son environnement proche. De cette manière, nous nous interrogeons sur l’utilité même du travail puisque celui-ci parait invisible ! Cette tertiarisation généralisée du travail semble justifier la souffrance des salariés perdant la vision propre de leur utilité dans leur vie professionnelle (en quête de sens et de reconnaissance).

Mais cette vision reste la norme sociale. A croire qu’elle nous rassure ! l’individu est-il un mouton ? pourquoi a-t-il tant besoin de suivre ce collectif jusqu’à l’entrainer dans sa faillite personnelle (rappelons le cas Orange en 2008 et la vague de suicides) ?

Roland Gori[3], psychanalyste et professeur émérite de psychologie et psychopathologie clinique, nous invite à sortir de cette pensée collective et à casser cette vision protocolaire de notre société afin de commencer sincèrement à penser l’épanouissement de notre propre vie. A ce titre, il reprend une très belle illustration du Médecin Philosophe Georges Canguilhem qui illustre parfaitement ces propos : « la raison est régulière comme un comptable et la vie anarchiste comme un artiste, essayons de créer nos vies. »

Si le schéma sociétal occidental nous impose une norme collective, celle-ci est-elle adaptée à chacun d’entre nous ?  Désormais, de plus en plus d’intellectuels (cols blancs), en réaction, décident enfin de tout plaquer pour choisir leur vie. Mais quel est le coût de ce sacrifice ? Retrouvent-ils le sens de leur vie ?

En 2016, Clément Finet[4] publie son premier livre sur ce sujet, en valorisant la passion professionnelle comme axe de recrutement pour les entreprises. Cet auteur a lui-même pu expérimenter cette situation. Après avoir terminé ses études à Sciences politiques Paris, il reprend des études pour valider un CAP Horlogerie. Il devient alors l’un des experts en horlogerie des plus réputés à paris et travaillant pour les plus grandes maisons suisses. Cependant, si le cas de Clément est une réussite, celui-ci a exprimé le besoin d’écrire un livre afin de mettre en relief les difficultés qu’il a pu rencontrer tout au long de son chemin. Il dénonce, alors, dans un premier lieu, les réactions et les mentalités des recruteurs et les biais de recrutement qu’il a pu rencontrer : Comment un profil ayant fait Sciences-Po Paris pouvait-il postuler à un poste d’Horloger (bien qu’ayant obtenu le CAP Horlogerie) ?

Le cas de Clément soulève beaucoup d’interrogations. Faire carrière dans une seule entreprise et au même poste est devenu un concept totalement obsolète. Nos mentalités ont fini par accepter cette évolution. Nous savons que tout au long de notre vie professionnelle, nous connaitrons plusieurs postes, plusieurs employeurs, et voire en alternant entre salariat et statut d’indépendant.

Cependant, généralement, les recruteurs sont très souvent attachés à la linéarité (c’est-à-dire la cohérence progressive) d’un parcours professionnel. Alors le cas de Clément, ou de tous ces cadres qui décident d’avoir une carrière « à rebours » selon la norme sociale, parait, encore aujourd’hui, totalement déconvenue.

Quel courage, ont ces cadres qui s’affranchissent de cette norme sociale et se battent pour oser vivre leur « vraie » vie, et renoncent, pour beaucoup, à une perte de revenu considérable. Ces profils dit « atypiques » dévient leur route et remettent en cause le classement social hiérarchique et « implicite » des diplômes et des professions.

Ainsi, pour comprendre les motivations profondes de ces profils, je me suis intéressée aux travaux d’Anne de Rugy[5], sociologue et enseignante chercheuse à l’Université Paris-Est-Créteil, qui prépare actuellement une thèse au Sophiapol. Elle s’interroge sur la consommation individuelle dans des situations de bifurcations professionnelles et de « déclassement choisi ».

Selon ses termes, elle qualifie la bifurcation « comme un changement dans la trajectoire professionnelle, dont le moment et l’issue n’étaient pas prévisibles (Bidart, 2006). […] Elle intervient après un engagement de quatre ans ou plus dans la profession initiale (Denave, 2015 et 2006 ; Bidart, 2006 ; Negroni, 2005). A cette approche du changement professionnel s’ajoutent deux conditions : la manifestation d’une intention, et la baisse du revenu (au moins 25 %). L’intentionnalité du changement a été appréhendée par un critère sur la rupture d’emploi : démission ou licenciement négocié qui fait apparaître le licenciement non comme une contrainte subie mais comme une opportunité recherchée. » 

Dans son enquête, elle va réaliser différents interviews entre 2015 et 2018 auprès d’un échantillon de profils (cadres) ayant choisis de « bifurquer » professionnellement et volontairement. Son étude va nous permettre, d’une part, de comprendre quels sont les éléments déclencheurs de ces choix de vie et, d’autre part, d’avoir un retour sur leur manière de vivre leur nouvelle vie.  

Avant leur reconversion, l’ensemble des profils, qu’elle étudie, affiche une carrière placée sous le symbole de la réussite sociale. Ils font tous partis de cette « élite économique ».

Claire est diplômée de Sciences Po. Après dix années d’expatriation à Londres, elle est embauchée à Paris dans une multinationale de conseil. Delphine, chasseuse de têtes devient directrice de clientèle dans une entreprise de communication publicitaire. Paul, diplômé de l’ESCP hésite entre le travail de journaliste et le poste de contrôleur de gestion qu’il obtient sans difficulté lui permettant de démissionner de son ancien poste dans un média d’information financière qu’il quitte alors qu’on lui proposait une promotion.

Puis, un jour, de manière intentionnelle, ils passent à l’acte. Ils quittent ce monde pour devenir : Restaurateur, Jardinier, Torréfacteur, Responsable d’une maison de vélo et vont diviser leur revenu jusque par dix-sept, pour Marc, Trader devenu Professeur certifié.

Cette situation de bifurcation « se rapproche d’une dispute au cours de laquelle les individus recueillent des informations, établissent des qualifications, se livrent à la critique (Boltanski, 2009, p.46-47). Mais la dispute pourrait ici être qualifiée d’« intérieure » car c’est d’abord leurs propres désirs confrontés aux idéaux sociaux et aux interpellations extérieures que les individus évaluent. Ces discours de justification réévaluent le classement social des professions. »

Cette dispute interne prend source dans leur ancien travail alors qu’ils sont salariés.

Julia de Funès et Nicolas Bouzou dénoncent dans « Comédie (in)humaine[6] » l’ensemble de ces postes appelés « bullshit jobs » où les intitulés eux-mêmes sont flous : Chef de projets, Consultant, … Cette perte du concret les pousse à démissionner et à se recentrer justement sur des métiers ayant un axe manuel (et avoir une visibilité sur la réalisation de leur propre travail). Ainsi, la seule reconnaissance, de cette ancienne vie, est financière. Mais ce haut revenu est presque exclusivement dépensé pour un budget « dressing de vêtement haut de gamme qu’impose ce travail » (pour correspondre à la norme) et un budget voyage au format « Club-Med 5* » pour se remettre de la pression et de fuir, le temps d’une semaine, ce travail à fortes responsabilités. Il s’agit alors d’un éternel recommencement (ou cercle vicieux) et d’une démarche purement consumériste du « toujours plus ».

Ces profils dit atypiques, en osant refuser ce style de vie, déconstruisent progressivement ces normes sociales de la hiérarchie suprême du travail intellectuel par rapport au travail manuel.  Cette règle hiérarchique actuelle semble être déterminée exclusivement par une démarche consumériste. En effet, nous comprenons que c’est tout simplement la règle du plus gros salaire qui classifie cette forme de hiérarchie professionnelle. En démissionnant de manière intentionnelle (cad non subie) de ces métiers, ils vont permettre avec finesse de réévaluer le rapport intellectuel – manuel.

A travers leur vision, le manuel est revalorisé puisqu’il s’agit d’un travail physique nécessitant un effort considérable. En donnant beaucoup de soi, ils peuvent évoquer une fatigue saine. De cette manière, le contenu du travail manuel apparait de façon plus concrète dont la finalité est plus lisible. Dans ce contexte, la réalisation de sa passion semble possible. Cette possible pénibilité du travail se montre alors supportable afin de l’associer à une vocation.  La réalisation de ce travail apporte alors à ce profil dit atypique de la satisfaction.

Par ailleurs, en se tournant vers des métiers manuels, très souvent ces anciens cadres développent alors une activité d’indépendant. C’est donc cette liberté dans le travail qu’ils valorisent et qui les poussent à l’action.  Ils mentionnent ce gain d’autonomie libérés du salariat. Cette indépendance leur offre une grande autonomie dans l’organisation de leur temps de travail et se libère de leur hiérarchie. Ils apprécient alors d’être leur propre patron et de ne plus avoir de comptes à rendre à leurs supérieurs ou à diriger des « subalternes ». Également, le statut d’indépendant permet de choisir son travail (et d’avoir la maitrise plus concrète de son travail) et de refuser certaines manières de travailler.

De fait, la désirabilité d’un travail est entièrement revisitée en s’écartant des exigences d’un « bon poste » et de s’orienter vers un « beau travail » manuel (qu’il soit artistique ou éthique). L’étude d’Anne de Rugy nous conduit à comprendre que la réalisation d’un beau travail permet de nouer le lien social (Crawford, 2016). Il disposerait de nombreuses vertus sociales. A titre d’exemple, la dimension artistique pour un fleuriste est importante pour sa satisfaction personnelle mais également vis-à-vis de ses clients qu’il pourra fidéliser (approche qualitative du travail).  L’agriculteur urbain qui tisse du lien social avec les habitants de son quartier et nourri les restaurateurs à proximité, et d’une autre manière, les restos du cœur. « La valorisation du « beau boulot » n’est pas plus subjective que la norme du « bon poste » ou de la « bonne situation » : elle fait intervenir une perception subjective mais objectivable du plaisir au travail (Baudelot et al., 2003), de formes de liens autour du travail ou de l’utilité d’un travail quand le « bon poste » s’appuie sur une évaluation implicite des plaisirs associés à la consommation, au prestige social, à la position dans la hiérarchie. Cette aspiration au « beau travail » entre en correspondance avec la « critique artiste » du capitalisme qui déplore la « perte de sens » et particulièrement la « perte du sens du beau et du grand » (Boltanski et al., 1999, p.83). » 

Parallèlement, si le diplôme obtenu initialement n’est pas en lien avec le nouveau métier, celui-ci permettrait de reclasser positivement les acteurs dans leur nouvelle profession. « Ce reclassement, rendu possible par l’élection positive de ces professions après l’exercice d’une autre profession, conduit les acteurs concernés à ne pas vivre le changement professionnel comme un déclassement de « sur-éducation » (Lemistre, 2017). »

 Ainsi, le « capital culturel » détenu par le profil atypique permet de légitimer son reclassement auprès de son entourage et permettrait d’avoir un positionnement égalitaire auprès de la clientèle, créateur de liens (créer un cadre de relations vécues comme statutairement égalitaire avec la clientèle).

Néanmoins, si le diplôme peut favoriser ce reclassement, la diminution de revenu est souvent l’élément essentiel qui fait que beaucoup ne passent pas à l’acte de la bifurcation. Cette perte de salaire est très souvent redoutée et entraîne avec elle une réduction drastique des habitudes de consommation. Les nouveaux modes de consommation entrainent avec eux de nouveaux styles de vie. « Les consommations contraintes par les normes d’apparence de l’ancienne profession et un certain type de sociabilité professionnelle sont également supprimées. » C’est tout un mode de vie qui est modifié. Les vêtements sont utilisés plus souvent, les frais de transport sont réduits tout comme leur consommation de viandes, par exemple. Pour réduire leurs dépenses, certains décident même de déménager vers une ville de taille moyenne ou en milieu rural. Au-delà de certaines restrictions, certaines consommations comptent beaucoup plus, voire paraissent essentielles. « Nous on se fout des fringues, ce que l’on veut c’est bien manger », dit Delphine dans l’enquête. Quant à Marc, il se sentait en décalé face aux habitudes de consommation de ses collègues : « foutre aux Seychelles, à rester comme un con sur la plage pendant une semaine à rien faire ! »

Comme nous le précise Anne de Rugy, « cette distance envers des normes de consommation dispendieuse se retrouve dans une critique anticonsumériste qui vient justifier la diminution de la consommation. Elle se centre sur les excès de la société de consommation, l’illusion de la satisfaction, l’absurdité de l’accumulation d’objets pour définir une norme du suffisant. Cette norme établit le refus des excès de la société de consommation, privilégie la recherche de la fonctionnalité des objets contre la valeur symbolique, prône l’autolimitation de ses besoins et la modération (quelques objets ou vêtements choisis avec soin plutôt que multiplication des biens). »

Cette vision minimaliste de la possession procure à chacun des acteurs : sérénité et paix intérieure (loin de cette société de consommation), et tendent vers une vision beaucoup plus écologique de leurs habitudes. Si pour beaucoup, la vision des voyages est considérée comme « une porte de sortie à un travail horrible », la critique écologique est bien plus forte. Ils soulèvent l’ensemble des effets néfastes d’une société de consommation en termes d’enjeux environnementaux, climatiques et de santé.

Ces acteurs ont développé des stratégies et des tactiques (Michel de Certeau) pour continuer leurs habitudes sociales et culturelles. D’une part, issus de leur ancienne vie professionnelle, tous sont propriétaires de leur logement garantie de leur « assurance retraite » (stratégie). D’autre part, ils développent des tactiques pour leurs consommations culturelles (profiter de comité d’entreprise auprès d’amis pour des tickets de cinéma, par exemple). Ces stratégies les conduisent à abandonner des pratiques de consommation de classes supérieures aisées et adopter des habitudes des classes moyennes.

Alors pourquoi font-ils cet acte ?

Tout simplement pour une volonté de « choisir sa vie », de « devenir l’artisan de sa vie » (Pruvost, 2013 ; Mège, 2017). Chacun de ces acteurs s’émancipe de la norme sociale en quête d’ascension : pression professionnelle, familiale, scolaire, et en route vers leur besoin d’épanouissement.

Marc, Trader, à force d’ennui dans son travail, considère que le gain monétaire n’est plus une raison suffisante pour continuer à vivre comme cela.

Ainsi, « il s’agit de sortir de l’entreprise ou du salariat et de se soumettre, au nom de l’émancipation individuelle et de la légitimité à suivre son propre désir à « être soi » […] à être cohérent avec soi. Sans doute s’agit-il d’une aspiration typique des sociétés d’individus qui voit la réactivation de l’idéal de libre choix, invoquée pour se soustraire au monde de l’entreprise. L’application d’une norme sociale (le libre choix, l’injonction à être soi) et finalement le comportement d’homme économique est ici détourné pour refuser de se soumettre à une autre norme celle de l’ascension sociale et à un monde, celui de l’entreprise (Laval 2007). La réappropriation d’un idéal social fondateur, la légitimité du choix individuel, et son désir de le voir orienter les vies, ne conduisent pas à la soumission mais à l’exit (Hirschmann, 1995). »

Leur engagement n’est ni un acte politique ni acte militant. Il s’agit seulement de répondre à des valeurs personnelles et à une éthique de vie. « C’est invariablement la recherche de cohérence avec soi-même qui justifie la bifurcation professionnelle. Le changement professionnel permet de trouver une harmonie de soi qui met fin à la « schizophrénie du travailleur, au sentiment de n’avoir pas été à sa place ou de s’être trouvé en contradiction avec ses aspirations personnelles. La bifurcation professionnelle apparaît ainsi comme un des éléments d’une quête identitaire qui résout une contradiction entre convictions personnelles et pratiques professionnelles. […] Deux registres de valeurs sont en jeu : des valeurs écologiques d’une part (respect de la nature, de la santé, de la qualité de la nourriture, etc.) et des valeurs de justice sociale […] (comme l’oubli de l’humain ou l’omniprésence de l’argent). Cette double critique écologique et sociale montre la justification éthique de ces changements, qui dépasse l’intérêt individuel et engage l’intérêt général – que l’on retrouve aussi dans la consommation « engagée » (Dubuisson-Quellier, 2009). »

En réfutant la forme de vie proposée par la société dite de consommation, ces acteurs « tentent de retrouver des moments d’expériences non aliénés » (Rosa, 2014, P.10). A travers toute cette analyse, ils remettent en question toute la notion de l’utilité de travail et de fait sa finalité. Le travail est un moyen (de survie). La satisfaction est le fruit de la consommation issue du moyen (le travail). Cependant, au-delà d’un certain niveau de vie, la consommation devient alors secondaire (ou excessive). De fait, ce schéma économique qui est vivement contesté par ces acteurs. Ils revendiquent que la satisfaction peut être générée autrement : l’aspiration à une activité à la fois intellectuelle et physique, le déploiement de soi au travail. Ainsi, à travers cette inversion des finalités du travail, l’auteure propose un « éthos alternatif » dont les caractéristiques s’opposent à « l’éthos économique dominant » : modération du désir d’acquérir, dissociation entre évaluation des professions et revenus associés, dépassement de la hiérarchie entre professions manuelles et intellectuelles, etc.

Ainsi ces pratiques de reconversion par le biais du déclassement permettent de casser les codes d’une norme sociale (encore aujourd’hui dominante) à la course de l’ascension sociale symbolisant une vie meilleure acquise par le diplôme, la classe sociale de la profession et les revenus associés.

En effet, le développement de ces reconversions professionnelles, dans un objectif de quête individuelle (choisir sa vie, une éthique et refuser de suivre un modèle économique des grandes entreprises), en ne faisant plus de la consommation une finalité ultime du travail, permettraient une ouverture vers un changement social, économique, écologique. De cette manière, s’engager dans un travail pourrait alors prendre une dimension, et sortir du schéma économique actuel de la soumission au travail.

En choisissant leur vie, ces profils, indirectement, participent à un mouvement qui se met progressivement en place. Ce mouvement a un spectre d’intervention très large puisqu’il incorpore de nouvelles manières de pensées tant au niveau économique, sociétal et écologique.

En effet, la démarche de ces profils atypiques entre en résonnance avec les signaux d’alarme à la fois humains mais également écologiques. Ils nous interrogent, dans une vision plus grande, sur l’avenir de nos civilisations ? sur l’avenir de notre planète elle-même ?

Isabelle Delannoy[7], environnementaliste et co-écrivain de Home (Yann Arthus-Bertrand), est à l’origine de la théorie d’une économie symbiotique. En effet, « On disait, après avoir interrogé les plus grands climatologues de la planète, que si on ne changeait pas notre façon de voir notre économie, notre façon de voir la planète, dans les dix ans nous allions vers un effondrement de nos civilisations mais aussi de ce qui fait le socle de notre équilibre planétaire ».

Ainsi, notre étude sur ces cadres, qui décident de tout plaquer, nous permet de comprendre que le monde évolue. Notre modèle économique et écologique est actuellement en pleine mutation.

Ne serions-nous pas en train de glisser progressivement d’une ère consumériste, une économie extractrice de ressources (naturelles, humaines, vivantes) vers une économie plus symbiotique (c’est-à-dire une économie capable de faire vivre en harmonie les êtres humains et les écosystèmes) qui soit régénératrice de ressources ?

Je suis cadre, je plaque tout. Je deviens Agriculteur urbain !

 

  Marion Roca – Fondatrice de Rockanova

 

[1] https://imatechnologies.wordpress.com/2014/10/27/etude-gallup-sur-lengagement-des-salaries-episode-1/

[2] Surveiller et Punir, Naissance de la prison, Michel Foucault, 1975, Editions Galimard, parution 22/05/2003

 

[3] Roland Gori – La fabrique des imposteurs et la toute-puissance du pervers– Université de Nantes, 10 Septembre 2014 : https://www.franceculture.fr/conferences/universite-de-nantes/la-fabrique-des-imposteurs-et-la-toute-puissance-du-pervers – Site consulté le 25 0ctobre 2018

 

[4] Vraies passions vrais talents, et si les passionnées étaient les salariés modèles de demain ? Clément Finet ; Manitoba / Les belles lettres, mars 2016

 

[5] Vouloir le déclassement ? De la critique des hiérarchies professionnelles à la critique de l’ordre économique, Anne de Rugy, Presse universitaires de Grenoble | « Politiques de communication »| 2018/1 N° 10 |Pages 125 à 157

[6] La comédie (in)humaine, Nicolas Bouzou, Julia de Funès, Editions de l’Observatoire, Septembre 2018.

 

[7] L’environnementaliste Isabelle Delannoy et « l’économie symbiotique », https://www.youtube.com/watch?v=FKzvZwUyQO8, 07 Juin 2018,